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Tangled Webs: Translating Laura Alcoba

Translator's Note

When I first read Argentine author Laura Alcoba in Spanish, I didn’t realize I was reading a translation.  It was only a year later, when I set out to translate an excerpt from her book, The Rabbit House, that I realized that Alcoba writes entirely in French!

 

After immigrating to France during the Argentina military dictatorship of the 1970’s, a young Laura Alcoba learned how to speak French.  Her stories are charged with a historic memory long suppressed—the fear of secret police, news headlines, the Perons, the junta.  But that isn’t her full story, even if that’s the only story of hers that has made it into English print.  

 

Rather, Alcoba’s other memoirs are the story of an immigrant, learning a new language, adapting to a new country, and navigating the in-betweenness of her identity.  The language of her novels reflects this in-betweenness, as her French is also rich with acts of translation, making maté, and a certain Argentine tarantula.  Hence, translating her was also the challenge of making my audience aware that while they were reading this book in English, the world they were seeing was not.  In fact, in Spider Dance, the young narrator finds herself in a different world entirely.  Not only has she moved to a new apartment on the outskirts of Paris, but she is exchanging letters with her father, who remained behind in an Argentine prison.  These exchanges weave throughout the book, creating a tapestry of stories rather than a linear plot.

It is my hope that translating Spider Dance sheds light on a new story, one which also deserves a voice.  Alcoba’s work in English is a story of surviving dictatorship; Spider Dance is the story of rebuilding life in its aftermath.   

 

—Alyssa Noseworthy          

La Danse de l’Araignée

« C’est une image que je poursuis, rien de plus. »

—Gérard de Neval

Ma boussole

À la Capsulerie, on sent tout de suite l’ascension.

 

Dès qu’on traverse la rue Robespierre, ça monte en pente raide vers le quartier de la Noue. Notre tour est au 45, presque en haut de la côte. Mais monter la rue ne suffit pas. C’est que notre immeuble la surplombe, un peu en retrait, perché sur une colline. Après s’être hissé jusqu’au numéro 45, il faut encore emprunter de longs escaliers pour accéder au bâtiment, en plus nous habitons au neuvième étage. Bref, ici, à la Capsulerie, on n’en finit pas de s’élever.

 

Depuis dix jours, ma mère, Amalia et moi nous sommes installées à Bagnolet. Paris, nous n’y sommes toujours pas, mais la capitale est tout près, cette fois, juste après les boucles que fait l’autoroute A3 au-dessus du périphérique, là où se cache la station Gallieni.

 

Ma mère dit qu’à Gallieni on est tout au bout de la ligne de métro, la 3, celle qui est couleur kaki sur le plan. Mais je ne vois pas les choses comme elle. Pour moi, pas de doute, c’est à cet endroit que la ligne commence — quand elle parle des progrès que nous avons faits en matière de banlieue pour, au final, l’illustrer par cette histoire de bout, je ne peux pas m’empêcher de la corriger. À chaque fois, ça la fait rire, elle ne comprend pas pourquoi je m’obstine. La fin ou le départ de la ligne, c’est la même chose, voyons ! Soit, il se pourrait bien que d’un certain point de vue, ce soit la même chose. Pour les autres, peut-être. Mais alors, raison de plus. Si ça revient au même, autant dire qu’ici, on est au début. Car si c’est à Gallieni que la ligne commence, je sens bien qu’au fond, ça change tout.

 

Du balcon de notre appartement, dans la continuité du salon qui sert aussi de chambre à Amalia, c’est incroyable tout ce que j’ai déjà appris à reconnaître, en quelques jours à peine. Droit devant nous, c’est Paris — pour de vrai. Ma mère me l’avait dit après avoir visité l’appartement pour la première fois, mais tant que je ne me suis pas moi-même trouvée devant cette vue, j’ai eu du mal à le croire. D’ailleurs, il m’arrive encore d’en douter. Tous les jours, je sors à deux ou trois reprises sur le balcon pour vérifier que c’est bien la vérité, que Paris est réellement là, juste devant la Capsulerie. Je reste toujours un long moment à admirer ce que l’on peut voir et tout ce que l’on parvient à deviner, les mains agrippées au rebord en béton gris qui sangle notre neuvième étage.

 

Mes yeux s’arrêtent immanquablement à Gallieni, aux immeubles hauts qui se dressent à proximité de l’autoroute. Puis je contemple ce paysage qui semble se calmer à mesure qu’on s’enfonce dans la ville, du côté du Père-Lachaise. Au-delà, on distingue la silhouette du Centre Pompidou, celle de la tour Saint-Jacques, je crois. Peut-être même Notre-Dame, au loin. Mais pour Notre-Dame, tout au fond du décor, il faut que le jour soit vraiment clair, sans oublier d’ajouter au ciel le plus pur beaucoup de bonne volonté. Peut-être, aussi, une pointe d’imagination. Ce qui est certain, c’est qu’à mesure qu’on s’éloigne des bretelles d’autoroute, Paris n’en finit pas de s’apaiser — plus on oublie le périphérique et le nœud des échangeurs, plus la ville se fait douce, comme une promesse.

 

Mais si au lieu de regarder si loin, le nez en l’air et sur la pointe des pieds, je m’arrête sur ce qui est tout près de la Capsulerie, m’attache à ce qui se trouve juste là, devant moi, ce que je vois, c’est le périphérique. L’autoroute A3, celle qui nous a fait sortir du Blanc-Mesnil. Le parc Jean-Moulin. Puis les jumelles du bord de l’autoroute, Les Mercuriales : impossible de les manquer, en plus leur nom est écrit en lettres majuscules au sommet de chaque tour. Au premier abord, elles paraissent identiques mais si on les observe attentivement, on voit bien qu’il n’en est rien. D’ailleurs, quelqu’un nous a dit que leur nom ne s’arrête pas là, beaucoup croient qu’elles ne sont que Les Mercuriales, mais l’une est la tour Ponant et l’autre la tour Levant, preuve qu’elles sont bien différentes et qu’il n’y a pas de raison pour qu’on les confonde.

 

Amalia m’a expliqué que Ponant et Levant, c’est une manière de dire qu’il y en a une à l’ouest et l’autre à l’est, mais on les a appelées comme ça parce que c’est plus joli et plus poétique, aussi. Et puis Ponant et Levant, on dirait que ça parle mieux du soleil et de sa course. On a beau être tout près de l’autoroute, Les Mercuriales, à leur manière, ont trouvé le moyen de nous parler d’abord du ciel.

 

Ces tours jumelles, je les ai tout de suite aimées. Il y en a une plus petite que l’autre, mais il paraît que ça arrive souvent chez les jumeaux. Elles sont légèrement bleutées, aussi, et si on y prête attention, si on les fixe en se concentrant sur cette couleur, on voit bien un peu autour d’elles, que, l’air de rien, elles bleuissent un brin ce qui les entoure. Les Mercuriales ne se contentent pas de se ressembler — quand on les a devant soi, on comprend tout de suite qu’elles sont ensemble pour de vrai. Avec leurs panneaux de verre, elles passent leur temps à se refléter l’une dans l’autre. Toujours sur fond bleu, même quand le ciel est gris — Ponant sur Levant, Levant sur Ponant, Les Mercuriales ont beau indiquer l’est et l’ouest, elles jouent aussi pas mal à brouiller les pistes.

 

Parfois, je me dis que c’est quand même dommage que personne n’ait pensé à compléter la boussole du bord de l’autoroute. Pourquoi avoir fait les choses à moitié — où sont passés le nord et le sud, dans tout ça ?

 

Quoique, tout bien réfléchi, Ponant et Levant, c’est déjà un premier pas. Au fond, il n’y a qu’à glisser une droite imaginaire entre les deux rectangles de verre pour inscrire dans le paysage les quatre points cardinaux, au complet.

 

Mon père, lui, c’est plein sud qu’il se trouve — quelque part sur la ligne invisible.

Spider Dance

“It’s an image I pursue, nothing more.”

—Gérard de Neval

My Compass

At the Capsulerie apartments, the first thing you notice is the incline. 

 

As soon as you cross Rue Robespierre, the road steepens towards the neighborhood of La Noue.  Our apartment building is number 45, almost the whole way up the hill.  But hiking up the road isn’t enough.  Our apartment is even farther, perched on a hill a little ways from the street.  After climbing all the way up to number 45, you still have to pass through winding staircases, first to access the building and then to get all the way up to the ninth floor.  In short, at the Capsulerie, you never stop rising.

 

My mom, her friend Amalia and I have been living in Bagnolet for ten days now.  It still isn’t Paris, but this time, the capital is nearby, just past the loops that Highway A3 makes around the periphery.  Gallieni station hides there.

 

Mom says that at Gallieni, you’re standing at the end of metro line 3, the khaki-colored one on the map.  But I don’t see things like she does.  I’m sure that this is where the line starts.  When she talks about how far we’ve come, making it to the suburbs and the end of this line, I can’t stop myself from correcting her.  She always laughs and tells me I’m stubborn.  The start or the end of the line, that’s the same thing!  That could very well be true.  Maybe for other people.  But if it’s the same thing, why not call it the start?  Because if the line starts at Gallieni, I feel that, deep down, that changes everything.

 

The living room, which is also Amalia’s room, extends into a balcony.  It’s amazing to look out at everything down below, and I’ve already learned to pick out so many places in so few days.  Right in front of us, there’s Paris—for real.  That’s what mom told me after visiting the apartment for the first time, but until I was actually standing before this view, I had a hard time believing her.  Besides, I still doubt it sometimes.  Every day, I go out on the balcony two or three more times just to make sure it’s real, that Paris is still there, right in front of the Capsulerie.  I always pause for a long moment to stare at everything, my hands gripping the grey concrete ledge that stretches around the ninth floor.  There’s so much I can see—and the rest, I can guess.

 

My eyes always stop right before Gallieni, where two towering buildings stand like sentries near the highway.  Then I gaze out at the landscape, which softens as the city surrounds you.  If you look beyond Père-Lachaise, you can distinguish the silhouette of the Centre Pompidou and the Saint-Jacques tower, I think.  Perhaps even Notre-Dame, from far away.  But to see Notre Dame, tucked way in the back of all the city’s décor, the day has to be very clear, and even the purest sky must also have a good dose of kindliness.  And a dash of imagination helps.  What I know is that even after the highway ramps grow distant, Paris never stops softening – the more you forget the periphery and the interchange, the more the city smiles at you tenderly, like a promise.  

 

But if, instead of dangling on my tiptoes and stretching my neck to see so far away, I stop and look at all that is very close, everything found just here right before me, what I see is the periphery.  Highway A3, which helped sweep us away from Blanc-Mesnil.  Jean-Moulin park.  Then, there are the twins at the edge of the highway, Les Mercuriales: it’s impossible to miss them, since their name is written in uppercase letters at the top of each tower.  At a first glance, they look identical but if you look closely, you can see this isn’t the case.  Many people think that they’re just called Les Mercuriales, but Amalia told us that one is named Ponant and the other Levant, proof that they are different and you shouldn’t mix them up!

 

She explained that Ponant means that the tower faces west and Levant, east, but it’s a more poetic and charming way of saying that.  I loved these two towers from the first time I saw them.  One of them is smaller than the other, but that’s common with twins.  And they don’t just look like twins.  When you look at them as much as I have, you start to understand that they belong together.    

 

They are faintly blue, and if you concentrate on that color, you’ll see that they scatter little particles around them so that the surrounding air shimmers with blue.  When I look at all that glittering blue, Ponant and Levant seem to shrug at me, as if it were no big deal.  But it is.  They make me think of the sun racing across the clouds.  And despite being so close to the highway, Les Mercuriales have found a way to tell me a story about the sky.

 

With their glass panels, they spend their days reflecting one in the other.  Always painting each other on a blue canvas, even when the sky is grey –Ponant on Levant, Levant on Ponant.  Les Mercuriales were meant to tell you east from west, but it’s in vain, since they also like to play at dressing up as each other.

 

I always think it’s a pity that nobody thought to finish the compass at the edge of the highway.  Why leave things half-done – where did north and south go, in all of this?

 

But I decided that Ponant and Levant were already a start.  You only have to trace an imaginary line between the two glass rectangles to etch the landscape with the four cardinal points, and it’s complete.

 

My father, he’s far, far down in the south–somewhere on that invisible line.

Tir à l’arc

Aujourd’hui, j’ai reçu une nouvelle lettre de lui.

 

Nous savons très bien à présent comment ils se débrouillent, à la poste, avec l’océan et les onze mille kilomètres qui nous séparent. Dans un sens comme dans l’autre, à force, nous avons appris à bien viser. Après un an et demi d’expérience, nous pouvons prévoir à deux ou trois jours près le temps qu’il faut à une feuille de papier glissée dans une enveloppe pour traverser l’Atlantique — nos estimations tombent de plus en plus juste. Mais pour en arriver là, il nous a fallu beaucoup d’entraînement, quelques francs ratages et pas mal d’approximations. Cette lettre devrait te parvenir après le nouvel an, m’avait écrit mon père le 20 décembre dernier. À quoi j’avais répondu Presque, mais pas tout à fait — nous étions encore en 1979 lorsque j’ai ouvert l’enveloppe qu’il avait imaginée entre mes mains au tout début de la nouvelle décennie. Mais quelques mois plus tard, quand j’ai lu Celle-ci devrait te parvenir le jour de ton anniversaire, il avait vu juste, la lettre était arrivée à la bonne date, le 10 avril 1980, pile pour mes douze ans, par le courrier du matin. Cette fois oui, tu as réussi ! Pour passer un message au bon moment de l’autre côté de l’océan, l’expérience finit par payer.

 

Le déménagement qui nous a rapprochées de Paris n’a rien changé à l’affaire. Lorsqu’il a écrit dans sa cellule, à La Plata, la lettre que je tiens à présent entre les mains, ma mère, Amalia et moi étions en train de charger la voiture de Carlos avec nos cartons, heureuses de quitter le Blanc-Mesnil et la cité de la Voie-Verte. D’après ce que tu annonçais dans ta dernière lettre, c’est aujourd’hui que vous changez d’appartement, dit mon père, et quand tu liras celle-ci, tu auras sans doute déjà passé plus d’une semaine à Bagnolet. Exact !

 

Bavarder entre la banlieue parisienne et la prison argentine où se trouve mon père, la Unidad Nueve de La Plata, c’est un peu comme du tir à l’arc — avec de l’exercice et un peu d’application, on arrive à atteindre le point de mire, l’endroit précis du calendrier où nous nous sommes donné rendez-vous. Plus le temps passe, et plus nous nous retrouvons exactement là où nous l’avions imaginé — pile au centre de la cible. Tel jour, telle heure, devant les boîtes aux lettres, au pied du bâtiment A.  D’accord, j’y serai. Il faut juste me laisser le temps de glisser ma nouvelle petite clé dans la boîte aux lettres métallique, attendre que je déchire l’enveloppe. J’arrive, tu vois. Voilà, j’y suis.

 

C’est comme ça, tout naturellement, qu’aujourd’hui nous avons repris, sur le promontoire de la Capsulerie, la conversation que nous avions engagée au Blanc-Mesnil.

 

Toujours cette histoire de mygale que j’aimerais avoir. Mon père est de plus en plus sceptique. Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Ça me paraît en réalité assez compliqué.

 

Ça fait presque deux mois que nous en parlons. Notre correspondance a des cycles, comme ça. Depuis cet été, dans mes lettres comme dans les siennes, il y a au moins une demi-page consacrée aux mygales argentines, ces araignées que mon père appelle las arañas pollito — les « araignées-poussin ».

 

Tout est parti d’un ami de ma tante et de ce qu’elle a raconté à mon père lors de la dernière visite qu’elle lui a rendue en prison. C’était le jour de la visita de contacto, lorsque le visiteur peut être à côté du détenu qu’il est allé voir. Je ne sais pas pourquoi mon père m’a donné ce détail, lui qui, d’habitude, ne parle jamais de la prison, mais dans la lettre qu’il m’a envoyée au tout début de l’été, c’est exactement ce qu’il disait : le jour de la visita de contacto, ma tante lui a parlé d’un ami à elle qui a une mygale comme animal de compagnie. Il l’a rapportée du nord de l’Argentine, après un séjour du côté de la frontière chilienne, où il a de la famille : l’araignée en question est une araña pollito andine, une espèce à part, qu’on peut vraiment apprivoiser — écoute un peu la suite de cette histoire, m’écrivait mon père dans sa lettre du début de l’été.

 

Il paraît que chaque fois que l’homme retrouve son appartement de La Plata après une journée de travail, la mygale se met à danser dans la cage de métal qui lui tient lieu de maison. L’araignée fait de tels bonds lorsqu’elle comprend que l’homme est revenu que les barreaux vibrent et tintent. À croire qu’elle n’est pas retenue dans une cage, qu’elle loge en réalité à l’intérieur d’un immense grelot. On dirait surtout qu’elle reconnaît ses pas. À moins que le coup d’envoi ne soit pour elle le bruit de la clé glissée dans la serrure de la porte d’entrée. En tout cas, dès le début de leur vie commune, quand il est retourné chez lui à la fin de sa journée de travail, la mygale lui a fait des fêtes. Alors il a pris l’habitude de la libérer pour la câliner un peu, l’araignée adore ça — c’est sans doute en vue de sa libération quotidienne et de la petite séance caressante qui suit chacune de ses sorties que la mygale s’est tant attachée à lui, se montrant toujours plus et reconnaissante.  Voilà pourquoi depuis qu’ils vivent ensemble, lorsque l’homme est de retour, la danse de l’araignée est toujours plus démonstrative. Et le lien entre l’homme et l’animal, plus fort. Plus le temps passe, plus l’idée de cet enchaînement quotidien attendrit l’ami de ma tante — quand il sait leurs retrouvailles proches, rien que d’y penser, même s’il ne danse pas, lui, il est d’avance tout excité. La clé dans la serrure et l’araignée qui s’éveille. Ses pas sur le parquet et l’araignée qui s’emballe. Puis les pirouettes derrière des barreaux qui carillonnent d’impatience. Encore une fois, il sait qu’il aura droit à tout ça.

 

Mon père se demande si c’est vraiment à l’araignée que l’homme est si attaché, si ce qui l’enchante, au fond, n’est pas ce petit rituel — qui ne s’arrête pas là. Car après la danse de l’araignée, l’homme ouvre une seconde porte — minuscule celle-là — afin de la libérer. Alors, la cage se tait. D’un coup. Leurs retrouvailles sont toujours silencieuses, écrit mon père. Pas seulement parce que la mygale a enfin pu quitter le grelot dont elle est d’habitude prisonnière — chaque fois qu’elle est dehors, l’araignée ne saute plus, du tout. Sa danse s’arrête subitement. Elle devient incroyablement calme — dès qu’elle se trouve hors de sa cage, elle a même pris l’habitude de se mettre sur le dos pour que l’homme la cajole en lui gratouillant le ventre. Bien sûr, il s’efforce d’être le plus doux possible car sa famille andine l’a mis en garde, attention quand même, n’oublie jamais qu’elle pourrait te piquer si elle prenait peur. Du coup, il est prudent. Mais au fond, il est persuadé qu’il n’a rien à craindre, tout comme l’araignée semble avoir compris qu’elle n’a rien à redouter de lui. D’ailleurs, après chacune de ses sorties, la mygale passe de plus en plus de temps les pattes en l’air. Joyeuse et parfaitement inoffensive — comme un petit chien affectueux.

 

J’ignore ce qui m’a le plus frappée dans ce récit. Etaient-ce les fêtes que peut faire une grosse araignée toute noire et poilue, a priori affreuse et écœurante, mais, en réalité, pas du tout ? Sa danse, toujours plus joyeuse ? Le poussin?  Le petit chien affectueux et joueur?  Le fait que mon père ait appris cette histoire le jour de la visita de contacto ? Ce qui est certain, c’est que, depuis que je sais tout ça, moi aussi, je veux avoir une mygale de compagnie.

 

Nous en parlons depuis longtemps. Bien sûr, je n’ai rien dit à ma mère — la mygale, c’est un secret entre mon père et moi. Je n’arrête pas d’y penser, pourtant, surtout depuis que nous sommes dans notre nouvel appartement.

 

J’aime m’imaginer avec mon araignée argentine, assise sur le balcon qui donne sur le parc et l’autoroute, face à Ponant et Levant.  Dès le premier jour, le soir venu, je la ferai sortir de sa cage rien que pour la caresser un peu.

 

Elle montera le long de mon bras et se hissera jusqu’à mon épaule pour se blottir à la naissance de mon cou, le temps d’une courte sieste.  Là, tout près de l’oreille, je sais bien que ça chatouillera un peu.  Mais ce ne me gênera pas.  Au contraire – si elle me chatouille avec ses longs poils, tant mieux.  Puis elle se remettra en route pour atteindre l’autre côté de mon corps après avoir escaladé ma tête, s’accrochant à mes cheveux – qui, dès que nous aurons fait connaissance, seront, j’en suis sûre, ses lianes préférées.  Car elle aura vite compris que moi aussi, je peux être douce et délicate.  J’en suis certaine – dès qu’elle aura appris à me connaître, elle le saura.

 

Après que mon père m’a raconté, pour la mygale, je lui ai immédiatement révélé l’idée qui m’était venue.  C’est que j’aimerais qu’il soit le messager de ma requête, que ce soit lui et personne d’autre qui m’aide à réaliser mon plan.  Lorsque ma tante retournera le voir en prison, je voudrais qu’il lui demande.  Est-ce que son ami pourrait se procurer une deuxième mygale andine quand il ira voir sa famille dans les Andes ? On pourrait me l’envoyer par avion pour que je l’apprivoise à Bagnolet, maintenant que je sais comment on procède. Je la garderai dans une cage et moi aussi, je la ferai sortir tous les jours pour la câliner un peu. Chaque fois, je passerai avec elle un peu plus de temps que la veille. Comme ça, bien vite, nous nous attacherons l’une à l’autre. Autant qu’à notre petit rituel quotidien.

 

Mais alors que dans la première lettre de mon père tout avait l’air très simple, depuis qu’il sait où je veux en venir, il ne m’encourage pas beaucoup.  Il pense qu’il faudrait obtenir une autorisation, c’est très compliqué d’envoyer une araignée argentine en Europe. D’ailleurs, il lui faudrait des papiers, une sorte de passeport animal. Tu imagines un peu ?

 

De mon côté, j’essaie de contrer les obstacles qui se hissent entre l’araignée-poussin et moi.  Et si on lui trouvait une boîte opaque et bien rigide, avec, à l’intérieur, de quoi tenir le temps du voyage ?  Elle pourrait traverser l’Atlantique tout en étant à l’abri et arriver jusqu’à Bagnolet, ni vu ni connu.  Ça se pourrait ça, non ?

 

Mais plus j’avance dans l’élaboration de mon plan, plus mon père a l’air de regretter son premier enthousiasme à propos des araignées de compagnie. Sur cette histoire de mygale qu’il a lancée, je vois bien qu’il me fait faux bond.

 

Dans sa dernière lettre, il accumule les arguments pour me dissuader – le climat de Bagnolet, notre neuvième étage, le balcon en béton gris, il pense que rien de tout ça n’est vraiment fait pour une araignée andine. Sans oublier le casse-tête du passeport. Et puis, même si on arrivait à contourner cette affaire de papiers, si on arrivait à la faire voyager en passagère clandestine, à la glisser très discrètement dans un avion, la mygale ne survivrait sans doute pas à son périple.  Et arracher une mygale à sa Cordillère pour qu’elle meure lamentablement au fond d’une boîte en plastique, planquée dans la soute pour échapper à la police aux frontières…Ce serait terrible, tu ne trouves pas ?

 

Depuis que j’ai lu tout ça dans sa dernière lettre, j’ai bien peur que mon père ait raison.  Ça m’a quand même rendue drôlement triste car ces derniers jours, je l’ai très souvent imaginée, mon araignée-poussin.

 

Tandis que je regarde Les Mercuriales, même si elle n’est jamais arrivée jusqu’à moi, ma mygale de compagnie, j’ai l’impression de l’avoir perdue. Ou que quelqu’un est venu me l’arracher, sans que j’aie pu lui opposer de résistance.

 

Ce soir, en repensant à tout cela, je sens qu’il me manque bien plus que la mygale.  Comme pour l’homme de La Plata, je crois que ce qui me tient le plus au cœur, au fond, c’est le petit rituel quotidien—celui auquel l’homme est si attaché et que j’ai moi aussi failli connaître. Oui : ce qui me manque vraiment, ce soir, c’est de retrouver la danse de l’araignée. Et de savoir que ce qui tinte là-bas, à peine à quelques mètres de moi, c’est encore une fois sa cage qui carillonne d’impatience. 

Archery

Today, I got a new letter from him.

 

After a year and a half of experience, we can almost predict how long it takes for a message to sail across the Atlantic Ocean and the eleven thousand kilometers that separate us.  The last few times, I’ve only been off by two or three days!  Our estimations fall closer and closer to the mark.

 

But to get here, it took us lots of practice, and quite a few misfires.  

 

This letter should get to you after the new year, my father wrote me on December 20th last year.

 

Almost, but not exactly, I answered.  We were still in 1979 when I opened the envelope that he imagined between my hands at the fresh beginning of the new decade.  But a few months later, when I read This one should get to you on your birthday, he predicted it correctly: the letter came in from the morning mailman on the 10th of April of 1980, right when I turned twelve!  Making the effort to time a message for just the right moment is so much harder when you’re on the other side of the ocean, but it ended up paying off. 

 

The move hasn’t changed this.  While he wrote the letter I now have in my hands from his cell in La Plata, my mom, Amalia and I were in the middle of loading Carlos’s car with our belongings, happy to finally leave Blanc-Mesnil and the run-down buildings of Voie-Verte.  Based on what you wrote in your last letter, you’ll be moving today, he said, and yet, when you read this, you’ll have already spent more than a week in Bagnolet.  Exactly!

 

Talking between this suburb of Paris and the Argentine prison my father’s in, la Unidad Nueve de La Plata, is a little like shooting an arrow.  If you apply yourself, you start to hit the target, the spot on the calendar where you want to meet.  The more time passes, the closer he and I get to exactly where we imagined each other speaking—the bullseye.  Whichever day, whichever hour, in front of the mailboxes, at the foot of the apartment building.  Okay, dad, I’ll be there.  You just need to leave me some time to turn the lock with my brand-new key.  Wait until I rip open the envelope.  I’m getting there, I promise.  See?  I’m there.

 

Just like that, a conversation we started in Blanc-Mesnil continued from the balcony of the Capsulerie, as if it were the most natural thing in the world.   

 

We’re still on this story of the pet tarantula that I want.  My father is more and more skeptical.  I don’t know if that’s a good idea.  In reality, it seems pretty complicated to me.

 

We’ve been talking about it for two whole months now.  Since this summer, there is always at least half a page in all our letters dedicated to Argentine tarantulas, those spiders that my father likes to call las arañas pollito, chick spiders.

 

It all started with a conversation my aunt had with my father during her last visit to him in prison.  It was the day of la visita de contacto, when the visitor could stand beside the prisoner they were going to see.  I don’t know why my father gave me that detail, since he usually never talks about prison, but in the letter he sent me at the start of summer, that’s exactly what he said: during la visita de contacto, my aunt told him about a friend who has a tarantula as a pet.  He had brought the spider from the north, after he visited his relatives who lived at the edge of the Chilean border.  The spider was an Andean araña pollito, which is its own species, one you can actually tame.

 

Every time the man returned to his apartment in La Plata after a day of work, the tarantula began to dance in the metal cage that served as its little house.  The spider leaps around so much when it sees the man that the bars vibrate and start to chime.  You would think it wasn’t in a cage, but rather in the heart of an immense sleigh bell.  Maybe it recognized his footfalls, or maybe it was the sound of the key turning in the lock.  In any case, when he got home from his workday, the tarantula would always have a little celebration for him.  So he developed the habit of letting it out and stroking it a little, which the spider loved.  It was that little ritual which made it so attached to him.  

 

As their bond became stronger, the spider’s dance became more and more elaborate.  My aunt’s friend grew to look forward to this daily event—when he thought of their reunion, he felt that, even if he didn’t dance along with the spider, he was excited all the same.  The key in the lock and the spider awaking.  His footsteps on the wood floor, and the spider’s anticipation.  The pirouettes behind the bars that trembled with impatience.

 

My father wonders if it’s really the spider that the man is so attached to.  Perhaps it’s really this little ritual that he’s so fond of.  After the spider’s dance, the man opens a small second door to let it out.  Then, a hush suddenly falls over them.  The spider’s dance stops abruptly, and their meetings are always silent.  It calmly cuddles into the man’s back, letting him scratch its stomach.  He is always careful to be as gentle as possible, because the spider’s Andean family had put him on his guard.  Attention, he told my aunt, even now, never forget that it could sting if it becomes scared.  So, he is prudent.  But deep down, he knows there isn’t anything to fear, because the spider understands that it has nothing to fear from him.  It even turns over and wags its legs in the air.  Playful and perfectly harmless, like an affectionate little puppy.         

 

I don’t know what shocked me most about this story.  The thought of a big black hairy spider had always made me feel a bit queasy.  But were their dances always so joyous?  Were they like little chicks?  Playful puppies?  How should I feel that my father learned this story the day of la visita en contacto?  All I knew was that after hearing this, all I wanted was a pet tarantula of my own.

 

We’ve talked about it for a long time since.  It cycles through our letters, a paragraph one week, a reply the next.  Of course, I haven’t said a word to my mom—the tarantula is a secret between him and me!  

 

I can’t stop thinking about it.  I like to imagine myself with my Argentine spider, sitting on the balcony facing Ponant and Levant.  From our first day together I’ll take it out of its cage to just caress it a little.  Then, it’ll climb up the length of my arm and snuggle into my neck for a short siesta.  There, I know it’ll tickle my ear a little.  But that won’t bother me.  If it tickles me with its fuzzy legs, all the better.  Then it’ll scale up my head, hanging onto my hair—which I’m sure, after we’ve met each other, will be its favorite vines.  Because it’ll understand that I can also be gentle and delicate.  When it meets me, it’ll know this. 

 

I immediately told my father about my idea.  I would like him to be the messenger.  Nobody else can help me carry out my plan.  When my aunt goes to visit him in prison again, I want him to ask her, Can your friend capture a second tarantula when he goes to see his family in the Andes?  He could send the tarantula by plane so that I could tame it in Bagnolet, now that he’s told me how to.  I’ll keep it in a cage, and I’ll take it out every day to pet it awhile.  Each time, I’ll spend a bit more time with it than the last.  Like that, we’ll get attached to each other.  And to our little daily ritual.

 

But even though my father’s first letter made the process sound very simple, ever since I’ve told him I want a spider to come here, he doesn’t encourage me very much.  He thinks we need an authorization.  It’s very complicated to send an Argentine spider to Europe.  Besides, it would need papers, a sort of ‘animal passport.’  Can you imagine all it would take?

 

I tried to counter, And if we found it a good solid box, with, I don’t know, whatever it needs to last the time of the voyage?  It could cross the Atlantic with a nice shelter the whole way, until it arrives at Bagnolet, neither seen nor heard of.  That could work, no? 

 

But the more I elaborate on this plan, the more my father seems to regret his original enthusiasm for pet spiders.  He conjured up this fantastic tale of tarantulas, but I can see well enough that he’s let me down.

 

In his last letter, he mustered up all his arguments to dissuade me—the climate of France, the fact I lived on the ninth floor, the grey concrete balcony.  In fact, he felt that nothing about any of this was made for an Argentine spider.  Without forgetting the headache of the passport.  Even if we got around all the paperwork, if we shipped it away very discreetly in a plane, the tarantula surely wouldn’t survive the long trek.  And snatching a tarantula from its native cordilleras, the mountains it called home, only for it to die lamentably in the bottom of a plastic box, stowed among the cargo to escape the border police…Don’t you think that would be terrible?

 

Ever since I read all of that in his last letter, I’ve been worried he might be right.  Even so, it left me strangely saddened, because these last few days, I often imagined it, my little spider.  Even if my pet tarantula never came to me, I still feel like I’ve lost it.  Or that someone came and took it from me before I could even resist it.

 

This evening, thinking of all of this, I realize I miss him far more than the tarantula.  I think that what I really hold dear is that little daily ritual, the one my aunt’s friend loves, the one I almost knew.  Yes, what I’m really missing tonight is the homecoming, and the spider dancing in celebration.  And to know that what chimes down there, maybe only a few meters away, is a cage which trembles with impatience.

Le maté d'Amalia

Amalia, je ne peux pas dire que je ne l’aime pas. Mais je ne l’aime pas beaucoup, quand même – j’avoue.

 

En Argentine, durant deux ans, je m’étais préparée à rejoindre ma mère, à vivre enfin de nouveau avec elle de l’autre côté de l’océan. Mais je n’avais pas imaginé que retrouver ma mère impliquait de vivre aussi avec Amalia. Et qu’en plus, elle serait là tout le temps. Le matin, au réveil. Le soir, quand nous dînons devant Les Mercuriales. Même le week-end, même en vacances. C’est simple, Amalia est toujours avec nous.

 

D’accord, ma mère et Amalia sont copines. Pas seulement parce qu’a deux, on arrive plus facilement à payer un loyer, au Blanc-Mesnil comme dans ce presque Paris ou nous habitons désormais. Elles ont plein de choses en commun, des pans entiers de vie restés de l’autre côté, je le sais. Mais pourquoi faut-il qu’elle soit toujours là, entre ma mère et moi ?

 

Amalia a été obligée de quitter l’Argentine, elle aussi. Comme mes parents, elle était membre des Montoneros. Elle ne milite plus nulle part, elle ne fait plus du tout de politique. Elle dit tout le temps qu’elle n’a plus vraiment la tête à ça. Mais elle parle. Et elle en connaît, des histoires. Je ne l’aime pas trop, c’est vrai, mais j’aime quand même l’écouter. Encore plus, je crois, depuis que nous sommes à Bagnolet. Depuis que ses histoires argentines se déroulent sur fond de Mercuriales.

 

Devant les silhouettes bleutées de Ponant et Levant, les récits d’Amalia remplissent nos veillées bagnoletaises.

 

***

 

Ce matin je me suis levée tôt, au moins une heure avant le soleil.

 

Pour regarder dehors depuis le neuvième étage, c’est un des moments que je préfère. Je sais à présent que c’est l’heure où l’on comprend le plus de choses. Pour bien faire, inutile de sortir sur le balcon du salon — ça tombait bien, ce matin il faisait très froid, on le voyait aux petits éclats de givre qui faisaient comme un cadre autour de la baie vitrée. Mais le centre était resté parfaitement translucide, alors j’ai tout vu.

 

D’abord, les sillons lumineux des voitures qui filaient. Ils me sont familiers, à présent — plus je fixe l’autoroute et les échangeurs, mieux je distingue les stries que les véhicules impriment dans l’obscurité. Quand je plisse les yeux comme je l’ai fait ce matin, pour peu que je tienne ainsi une ou deux minutes, bien concentrée, j’arrive à saisir ce qui se passe.  En fait, tant que le jour n’est pas là, les phares des voitures raient le paysage.  Comme elles roulent très vite, ça ne dure pas bien longtemps—chaque éraflure lumineuse ne persiste que quelques instants.  Mais le défilé est continu et chaque voiture y va de sa petite égratignure.

 

À cette heure, on comprend différemment Ponant et Levant.  Les Mercuriales, je les préfère quand le soleil est là, lorsqu’elles baignent dans une poussière dorée, mais dans l’obscurité les tours révèlent quelque chose d’important, je le sais.  Peut-être parce qu’elles cessent alors de jouer—quand le soleil n’est pas là, elles ne posent plus du tout.  Tant qu’on ne les a pas observées avant le lever du jour, ce qui est certain, c’est qu’on reste à la surface.

 

Au-delà, ce sont les lumières de Paris.  Avant l’aurore, la capitale n’est qu’une immense silhouette sombre ponctuée ici et là par des lumières, quelquefois immobiles, d’autres fois clignotantes ou passagères.  C’est pourtant à cette heure-là que Paris en impose.  La ville a beau être encore recroquevillée sur elle-même, ce n’est qu’avant le jour qu’on prend la mesure de tout ce dont elle est capable.

 

Mais ce que je préfère, à la Capsulerie, c’est qu’il n’y fasse jamais nuit.

 

Comme si, côté obscurité, quelque chose ici ne se laissait pas faire.  Bien sûr, à la fin de la journée, le paysage s’assombrit – mais il s’arrête toujours au seuil de la nuit noire. Elle n’a jamais le dernier mot.  Vu de notre neuvième étage, il y a bien chaque jour un moment où le paysage s’estompe. Mais ce sont les lumières blafardes de la ville et des faubourgs, les phares acérés des voitures et la présence légèrement bleutée des tours jumelles qui prennent alors le relais. En attendant que le soleil se lève encore.

 

Derrière moi, Amalia venait de quitter le canapé qui lui tient lieu de lit pour rejoindre la cuisine. Je me suis alors retournée — depuis mon poste, je pouvais aussi l’observer.

 

Amalia évoluait dans une de ses longues chemises de nuit couleur crème. Elle en a plusieurs qui se ressemblent, avec un col Claudine coupé dans un tissu plus épais et rayé. Elle préparait le maté.

 

Comme à son habitude, Amalia a versé la yerba maté dans la calebasse, sans dépasser la moitié du récipient. N’oublie pas que lorsqu’on verse l’eau chaude, la yerba augmente de volume, disait toujours ma grand-mère. Si tu en mets trop, après, le maté est beaucoup trop court. La moitié de la calebasse — c’est facile à retenir, il ne faut jamais aller au-delà.

 

Puis Amalia s’est mise à secouer le récipient dans tous les sens, la paume posée bien à plat sur l’ouverture afin que la yerba maté ne s’en échappe pas. Ma grand-mère me l’a souvent répété : pour que la poudre fine qui est toujours mêlée à l’herbe s’en détache et qu’elle ne vienne pas boucher la bombilla, avant de verser l’eau, il faut agiter la calebasse. Tu vois, quand on secoue la yerba comme je le fais, la poudre se dépose sur la paume de la main. Une dizaine de secondes suffisent, mais cette étape est essentielle. Il ne faut pas hésiter à y mettre beaucoup d’énergie, un peu comme si on était préposé aux maracas dans un orchestre de musique cubaine. C’est à ces petits gestes qu’on reconnaît un vrai matero, disait toujours ma grand-mère, à La Plata. Je pense à elle chaque fois que je vois quelqu’un préparer un maté — respectera-t-il toutes les étapes du matero averti ? Là, c’était Amalia que je voyais à l’œuvre, à Bagnolet, devant Les Mercuriales. À l’intérieur du fruit, les petits bouts d’herbe et de bois sec percutaient les parois. Depuis mon poste d’observation, je les entendais parfaitement. Après avoir beaucoup secoué, Amalia a frotté ses mains l’une contre l’autre au-dessus de l’évier pour se défaire de la poussière verte qui s’était déposée sur sa paume. L’opération avait marché, ce qui était bien normal : Amalia procédait exactement comme il fallait.

 

Puis elle a enfoncé la bombilla dans l’herbe avant de verser l’eau chaude très délicatement, la faisant couler le long de la pipette métallique. C’est ce qu’il faut faire si tu veux que ton maté dure longtemps: ça aussi, pour ma grand-mère, c’était fondamental. On ne verse pas l’eau à n’importe quel endroit de la calebasse, ni à n’importe quel rythme, comme si on préparait une vulgaire tisane. Un bon matero sait que l’eau doit couler lentement mais de manière continue.

 

Il sait aussi qu’il existe pour l’eau une route idéale, quoique invisible — un chemin que le matero sait voir. Amalia avait dû recevoir une initiation assez proche de la mienne. À la regarder faire depuis le salon, je comprenais la raison d’être de chacun de ses gestes.

 

Bien sûr, l’eau n’était pas arrivée à ébullition. Amalia avait éteint sous la bouilloire juste avant que les bulles ne se forment à la surface — comme il faut toujours faire. Il s’agit même de la règle de base.

 

Puis Amalia a pris le premier maté. Alors j’ai vu apparaître sur son visage la grimace si caractéristique du buveur du premier maté, l’air pétri d’abnégation. Car ce maté-là est toujours très amer. Celui qui le prépare doit se sacrifier — c’est comme ça qu’on fait.

 

C’est à ce moment-là que ma mère a débarqué dans la cuisine — le temps du maté est un moment partagé, plus encore le week-end.

 

— Je t’en sers un?

 

La question était inutile, Amalia savait d’avance quelle serait la réponse de ma mère:

 

— Oui.

 

On était samedi, la cérémonie du maté pouvait durer une bonne heure, peut-être même davantage. Nous nous sommes toutes les trois installées autour de la table, juste devant la baie vitrée du salon – moi aussi, je voulais boire du maté. Amalia officiait. Puisque c’était elle qui l’avait préparé, il était naturel que ce soit son maté.  Elle nous servait à tour de rôle, dans le sens des aiguilles d’une montre – comme j’ai toujours vu faire.

 

La troisième tournée venait tout juste de commencer quand j’ai remarqué que les mains d’Amalia tremblaient. Lorsqu’elle m’a tendu le maté – c’était à mon tour —, la main qui tenait la calebasse a tellement remué que le récipient a esquissé entre nous deux une danse nerveuse et tremblotante. Amalia n’a réussi à arrêter sa main qu’après avoir tracé dans l’espace un grand cercle, de toute évidence involontaire. Ma mère s’en est également aperçue:

 

— Tu es fatiguée, Amalia ?  Tu veux que je prenne le relais?

 

— Mais non, ça va très bien…

 

La remarque de ma mère l’avait visiblement vexée. Amalia avait fait non de la tête, les yeux baissés. Elle semblait prolonger sa réponse de manière silencieuse mais claire, son attitude disait quelque chose comme je suis quand même capable de servir le maté, enfin…

 

J’ai bu sans tarder, entre deux respirations. Je ne lui ai rendu le récipient qu’après avoir entendu le petit sifflement caractéristique qui indique qu’il n’y a plus d’eau dans la calebasse – la dernière aspiration se fait toujours à vide, elle n’est qu’un signal destiné à faire comprendre aux autres qu’il est temps de passer au suivant. C’est ainsi qu’on fait.

 

Amalia a récupéré la calebasse d’un geste peu sûr. Elle tremblait beaucoup mais faisait visiblement de grands efforts pour se maîtriser. Elle y arrivait, avec peine. On la voyait très concentrée, comme quelqu’un qui exécute une série de mouvements complexes demandant une grande dextérité. Ce matin, ces gestes que je l’avais vue faire des dizaines de fois paraissaient relever pour elle du défi.

 

Amalia s’apprêtait à servir un nouveau maté. Elle venait de soulever la bouilloire. Elle était sérieuse, grave même—les sourcils froncés comme un joueur de bilboquet qui s’apprête à lancer la boule en l’air et qui ne veut pas rater son coup. Cette fois, c’était au tour de ma mère. Amalia voulait de toute évidence lui montrer que tout allait très bien.  Mais au moment où elle a commencé à verser l’eau le long de la pipette métallique, son poignet s’est cassé en deux. On aurait dit un pantin dont les jointures, soudain, cédaient sous nos yeux.

 

La bouilloire est tombée à ses pieds, le couvercle a roulé sur le carrelage. Quant à la calebasse, elle s’est retournée sur elle, vidant sur la chemise de nuit d’Amalia son contenu vert, chaud et humide.

 

— Tu t’es brûlée ! Mais je t’avais dit de me laisser faire, tu es très fatiguée, je le vois bien!

 

Amalia a voulu nous rassurer.

 

— L’eau n’était plus si chaude…ça va, ça va…

 

J’ai couru dans la cuisine à la recherche d’une éponge—il fallait essuyer la chemise de nuit d’Amalia, alors je me suis dévouée.  J’ai d’abord retiré la yerba, puis j’ai frotté.  Mais sur le tissu clair, la yerba maté avait déjà laissé de grandes traces verdâtres qui, nous le savions toutes les trois, ne partiraient très probablement plus.

 

— Tu es sûre que tu ne t’es pas brûlée?

 

— Mais non, ça va. Puisque je te dis que tout va bien…La bouilloire m’a échappé, c’est tout. Pas la peine d’en faire un drame…

 

Après avoir prononcé ces mots, Amalia a amorcé un rire. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour nous montrer que tout allait bien, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Mais sa décontraction sonnait faux. Tandis qu’elle plaisantait sur son incorrigible maladresse, la chair de ses joues s’est mise à trembler étrangement—elle semblait plus molle que d’habitude, on aurait dit qu’elle agitait toute seule, de manière désordonnée, comme si quelque chose frémissait à l’intérieur, juste sous sa peau. Ou comme si cette chair soudaine ramollie, Amalia n’arrivait plus du tout à la tenir. Quant à ses yeux, ils ne plaisantaient pas, mais alors pas du tout : il y avait en eux une immense inquiétude. C’est que son corps ne répondant plus comme avant, depuis quelque temps. Elle s’en rendait compte et nous aussi. Mais elle s’accrochait à ce ton détendu, bien qu’il s’accordât mal avec tout le reste. Alors nous l’avons suivie, puisque visiblement c’était ce qu’elle voulait — pour la rassurer peut-être et pour nous rassurer avec elle, nous avons fait comme si de rien n’était.

 

Dehors, le jour s’était levé. Un des flancs de la tour Levant était tout doré, la lumière ricochait déjà sur sa jumelle. Devant la silhouette bleutée des Mercuriales, Amalia continuait à parler sur un ton rieur:

 

— De toute façon, cette chemise de nuit, il était temps de la mettre au sale. La machine à laver fera peut-être des miracles. Et puis ces cérémonies de maté qui n’en finissent pas, c’est bon pour la pampa profonde, quand on s’installe avec des potes et une guitare au pied d’un ombú. À la Capsulerie, on peut faire plus court de temps en temps…

 

Alors, ma mère a dit:

 

— Allez… On s’habille. On ira plus tôt que d’habitude chez Radar Géant, ce n’est peut-être pas plus mal, le samedi, c’est toujours la folie.

 

Puis Amalia s’est levée, une main posée sur la table et l’autre sur le dossier de sa chaise.

 

C’est là que nous nous en sommes aperçues, ma mère et moi.

 

Plaqué contre son corps, le tissu humide était devenu, par endroits, entièrement transparent. En dessous, depuis le haut de sa cuisse droite jusqu’à la naissance du genou, on voyait parfaitement le chapelet de bleus que les chutes de ces derniers mois avaient fini par tatouer sur sa peau. À gauche, pourtant, c’était différent: sous la chemise de nuit translucide, les bleus n’étaient pas disposés en guirlande. Ils étaient tellement serrés qu’ils formaient un amas sombre, jaune et violet par endroits. Comme si Amalia avait collé sur cette cuisse-là un morceau de papier arraché à une vieille mappemonde.

Amalia's Maté

I can’t say that I don’t like Amalia.  But I don’t like her all that much—there, I said it!

 

In Argentina, for two whole years, I prepared to see my mother, to finally live with her again on the other side of the ocean.  But I hadn’t imagined that regaining my mother also implied living with Amalia.  And even more, that she would be there all the time.  In the morning, when I woke up.  In the evening, when we ate dinner in front of Les Mercuriales.  Even the weekend, even on vacation.  It’s simple: Amalia is always with us.

 

Okay, my mother and Amalia are friends.  Not only because it’s easier to pay rent with two people, which is true for Blanc-Mesnil as it is for this almost-Paris we live in now.  They have lots in common.  They’ll always share those remnants of their life from the other side, I get it.  But why must she always be there, between my mom and me?

 

Amalia had been forced to leave Argentina as well.  Like my parents, she was a member of the Montoneros.  She’s no longer a militant, she no longer touches politics, and she says all the time that she no longer has the head for all of that.  But she knows stories.  I don’t like her that much, but I like listening to her stories.  Even more since we’ve moved to Bagnolet, and all her Argentine stories unfurl on the backdrop of Les Mercuriales.

 

Before the bluish silhouettes of Ponant and Levant, Amalia’s stories fill our evenings in Bagnolet.

 

***

 

This morning, I woke up early, an hour before even the sun got up.

 

It’s one of my favorite times to look out from the ninth floor.  It’s the time when you understand things the most.  I wouldn’t go out on the balcony—this morning, it was very cold out, you could see it from the crackles of frost that framed the bay window.  But the center of the window was still clear, so I saw everything.

 

First, the luminous streaks of cars going by.  It’s very familiar to me, now – the more I look at the highway and the interchange, the more I can pick out the tracks that the vehicles leave in the darkness.  I’ve learned that if I squint my eyes and concentrate for one or two minutes, I start to discern what’s going on down there.  The day hasn’t yet come, and the car’s beams strike the countryside like beacons.  It lasts for only a second, as they rush by an instant later – but the parade is constant and each car scrapes light against the shadows for a brilliant moment.

 

At this hour, I understand Ponant and Levant differently.  I prefer the Mercuriales when the sun is out, bathing them in gold dust.  But in the darkness, the towers reveal something important, I know it.  If you’ve never seen them before sunrise, you don’t know them very well yet.  Perhaps because they stop playing – when the sun isn’t there, their game ends.

 

Beyond, there are the lights of Paris.  Before dawn, the capital is only an enormous silhouette punctuated by lights here and there, some immobile, some blinking, others passing by.  Yet it’s at this hour that Paris imposes herself.  Even though the city has shrunk back, when you look at her before the day has started, you realize everything she is capable of.  

 

But what I like about the Capsulerie is that it is never night here.

 

As if something didn’t let it happen.  Of course, at the end of the day, the sky darkens—but it always stops right at the threshold of black night.  Night never has the last word.  There is a moment where the landscape fades away, I’ve seen it from the ninth floor.  But there are the wan lights of the suburbs, the steely light pouring from the cars and the blue presence of the two towers, who also take a vigil.  All wait for the sunrise.

 

*** 

 

Behind me, Amalia got up from the sofa she used as a bed and went into the kitchen.  I turned around – from my place, I could watch.

 

Amalia was wearing one of her long nightshirts.  It was cream-colored and she had several that looked just like it, with a Peter Pan collar cut from a thicker fabric with stripes.  She was preparing maté.  

 

As was habit, Amalia poured the yerba maté in the calabaza gourd, stopping just before halfway full.  Don’t forget that when you pour the hot water, the yerba increases in volume, my grandma always used to say. If you add too much, the maté is much too short.  Fill up half of the calabaza—half, easy to remember.  Don’t go beyond that.   

 

Then Amalia shook the calabaza in every direction, her palm placed flat over the opening so that the yerba maté didn’t escape.  My grandma often repeated herself: you must shake the calabaza so that the fine powder separates from the herb and doesn’t block the filter—the bombilla.  Look, see how now, the powder is in a circle of my palm?  Ten seconds or so is enough, but this stage is very important.  You can’t be shy about it, either.  You need to put in a lot of energy, a bit like playing maracas in an orchestra of Cuban music.  These little gestures are what makes you a real La Plata maté-maker, my grandma always said.  A matero.  I always think of her whenever I see someone prepare a maté, and I always wonder, will they respect all the rules of the matero?  

 

Inside the calabaza, little chips of herb and dry wood collided against the walls.  From my observation post, I heard it clearly.  After all the shaking, Amalia scrubbed her hands under the sink to get rid of all the green powder on her palms.  The shaking had worked, which didn’t surprise me: Amalia always did everything exactly as it should be.

 

She plunged the bombilla in the herb, then poured the hot water delicately, letting it stream slowly from the long metal pipe.  That’s what you’ve got to do if you want your maté to last a long time, my grandma’s voice echoed.  You don’t pour the water just anywhere in the gourd, with no rhythm.  This isn’t a tisane we’re making.  A good matero knows that the water must flow slowly but without stopping.  They also know that there is an ideal route for the water, even if it’s invisible—a pathway that the matero knows how to see.  Amalia must have received this initiation just like I did.  Looking at her, I understood the meaning behind each of her gestures.

 

The water hadn’t quite reached the boiling point.  Amalia took it off the heat right before bubbles formed at the surface—that’s what is done.

 

Then, Amalia drank the first maté.  I saw the characteristic expression on her face, the grimace of the first maté drinker, the face of self-sacrifice.  This maté is always very bitter.  The preparer has to submit themselves to it—because that’s what is done.

 

My mom entered the kitchen.  Maté is a shared moment, even more so on the weekend.

 

“Should I make you one?”

 

The question is useless, Amalia already knows what her answer will be.

 

“Yes!”

 

It was Saturday.  The maté ceremony could last a good hour, maybe even longer.  We sat around the table, in front of the bay window.  I also wanted a maté.  Amalia presided over the ceremony.  Since it was always her who prepared them, it was natural that this was her maté.  She served us in turn, always moving clockwise—like I’ve always seen it done.

 

She had just started the third turn when I noticed that Amalia’s hands were trembling.  She was handing me the maté—it was my turn—but then, the hand holding the calabaza shook so much that the container did a nervous and quivery dance between us.  Amalia couldn’t stop her hand until she moved it around in a big circle.  It was obviously involuntarily, and my mom also noticed.   

 

“Are you tired, Amalia?  Do you want me to take over?”

 

“No, I’m fine…”

 

My mom’s remark annoyed her.  Amalia shook her head, her eyes lowered.  Her answer seemed to linger, silent but clear, as if to say, I’ve still got what it takes to serve maté…

 

I drank without slowing down, gulping it down in two breaths.  I didn’t give her the gourd back until after I heard the bombilla’s characteristic whistling, meaning there was no water left.  The last sip is always empty, as it’s just a signal to the others that it’s time to start the next round.  That’s how we do it.

 

Amalia took the calabaza back with less certainty.  She was trembling a lot but visibly trying to control herself.  She managed to, but not without great effort.  She looked very concentrated to me, like someone executing a series of complex movements that called for great dexterity.  This morning, those gestures I’d seen her do dozens of times were suddenly a challenge.  

 

She hurried to make us more maté.  She lifted the kettle.  She was serious, even grave.  Her eyebrows were furrowed like a badminton player, preparing to throw the ball in the air and fearful of missing their swing.  This time, it was my mother’s turn.  Amalia wanted to show her that, beyond a doubt, everything was fine.  But the moment that she started to pour the water, her wrist crumpled.  It was like a puppet whose joints suddenly collapsed right in front of our eyes.

 

The kettle fell to her feet, the lid rolling across the tiles.  The calabaza flew back, emptying onto Amalia’s nightshirt in a hot, green, humid stain.

 

My mom cried out, “Oh, you’ve burnt yourself!  But I told you to let me do it!  You’re very tired, don’t think I don’t see it!”

 

Amalia jumped to reassure us. “The water wasn’t that hot anymore…it’s okay, it’s fine…”

 

I ran to the kitchen looking for a sponge to wipe off Amalia’s shirt.  First, I scraped the yerba off, then I scrubbed with water.  But on the clear fabric, the yerba maté had left greenish traces that we all knew weren’t going anywhere.

 

“You’re sure you didn’t burn yourself?”

 

“No, I’m fine.  I’m telling you, I’m fine.  The kettle got away from me, that’s all.  Not worth making a scene over.”

 

After saying this, Amalia let out a laugh.  She did what she could to show us that everything was fine, that there was no reason to worry.  But her laugh sounded brittle.  As much as she joked about her clumsiness, the skin of her cheeks started to tremble strangely—it seemed weaker than usual, like it was moving by itself, as if something was shaking inside, just beneath her skin.  Or like Amalia could no longer hold it in place.  Her eyes weren’t joking, not at all: there was an immense uneasiness in them.  Her body wasn’t answering her like before, not for a while now.  She knew it and so did we.  But she clung onto that relaxed voice, even while all the rest spun out of her control.  So we went along with it, because that was what she wanted – to reassure her, but also to reassure ourselves.  We acted like nothing happened.

 

Outside, the day had started.  One of Levant’s sides was all golden, light ricocheting off of her twin.  Behind their bluish silhouettes, Amalia continued in her jovial voice:

 

“Honestly, it was time to wash this old nightshirt anyway.  And sometimes, the washing machine performs miracles.  And those long unending maté ceremonies are really better when you’re in the Pampas anyway, when you’ve got a guitar under the shade of an ombú tree.  At the Capsulerie, we’re allowed to make it a bit shorter now and then.”

 

“Let’s go…get dressed for the day,” my mom blurted.  “We’ll get to Radar Géant earlier than usual.  It’ll be good, because Saturdays are always packed over there.”

 

Then Amalia got up, one hand on the table and the other clinging to the back of a chair.

 

We saw it, my mom and I.

 

The wet fabric was sticking to her body, and in some places, it was transparent.  Below, from the top of her thigh down to her knee, we saw the rosary of blue bruises that the past month’s falls had tattooed onto her skin.  On her left leg, though, it was different: the blues were no longer a garland of bruises.  They were so clustered together that they formed a dark, yellow-purple mass in places.  As if Amalia had stamped an old world map against her thigh.

Rien que des toiles d’araignées

Depuis quelque temps, dans ses lettres, mon père s’étonne. Au fil des semaines, il me semble qu’il est même de plus en plus inquiet. C’est qu’il a l’impression que je lis beaucoup moins que lorsque j’étais au Blanc-Mesnil. Il me l’a dit au début du mois de décembre. Que lis-tu maintenant ? Dans tes lettres, tu ne me parles plus de tes lectures, comme avant. Pourquoi ?

 

Pour le rassurer, je lui ai écrit qu’au collège nous avions étudié un poème de Paul Verlaine. Chaque élève devait être capable de le réciter devant la classe, par cœur. Je sais que Verlaine, il aime beaucoup, il m’a parlé de lui dans une de ses lettres, alors en lui racontant ça, j’étais sûre de lui faire plaisir. Dans le poème que j’ai appris, il est question d’un toit, du ciel qui est par-dessus, d’une cloche et d’un oiseau dans un arbre. Dit comme ça, ça n’a l’air de rien, mais ce poème, je l’ai vraiment aimé. Quand on le dit à voix haute, on dirait une chanson très triste mais très belle, aussi — voilà ce que j’ai écrit à mon père. 

 

Dans la lettre qui a suivi, il me disait qu’il était content, pour Verlaine. Mais visiblement, ma petite histoire n’a pas suffi à le rassurer. Il commençait en disant apprendre par cœur, c’est bien, surtout quand on le fait à ton âge. Ce poème fait partie de toi maintenant, il t’accompagnera toujours. Tu verras, dans dix ans tu t’en souviendras encore, plus tard aussi, probablement. Mais immédiatement après, il ajoutait Quand même, j’ai l’impression que tu lis moins qu’avant. Qu’est-ce qui se passe ? 

 

Alors, dans la lettre qui a suivi, je lui ai raconté qu’après le poème de Verlaine nous en avions étudié un autre, de Théophile Gautier — « Noël », c’est son titre. Mon professeur de français l’a choisi car les fêtes de fin d’année approchent. 

 

Avec ce poème, j’espérais lui faire encore plus plaisir qu’avec Verlaine. Soit, je lisais un peu moins qu’avant. Il avait raison sur ce point, même si je n’avais pas envie de le reconnaître. Mais je n’en faisais pas moins des progrès question auteurs français, puisque j’en connaissais un autre, à présent, Théophile Gautier. Je n’avais lu de lui qu’un tout petit poème, d’accord, mais ça me faisait quand même un nouvel auteur, voilà qui devait le réconforter. Nous pouvions essayer d’en parler un peu. D’autant plus qu’à l’intérieur de ce poème il y avait une surprise, quelque chose que le titre n’annonçait pas du tout et que je voulais partager avec mon père. En fait, c’est comme si Théophile Gautier nous avait fait un clin d’œil, comme si depuis son époque à lui il nous avait envoyé un salut, un petit signe, une sorte de cadeau de Noël anticipé. J’étais sûre que ce qui m’avait tellement surprise en le découvrant allait le faire sourire, tout comme j’avais souri, moi, quand j’avais recopié ce poème dans mon cahier de français. Car à un moment, il dit comme ça : 

 

Pas de courtines festonnées

Pour préserver l’enfant du froid ;

Rien que les toiles d’araignées

Qui pendent des poutres du toit

 

Je sais que si j’avais pu lui envoyer ce petit bout de poème tel que je l’écris là, mon père aurait immédiatement pensé à l’araignée dont nous avions tant discuté, celle que je n’ai jamais eue, la mygale de compagnie dont j’ai tant rêvé. Ça l’aurait amusé de le lire, j’en suis certaine. En même temps, il se serait sans doute dit que si je lui envoyais ce petit bout de Gautier, si j’arrivais à parler d’une araignée différente de celle qui nous avait tant occupés, c’était que mon chagrin à propos de la mygale était presque déjà passé. Il aurait été doublement rassuré — côté littérature française et côté peine. 

 

Mais pour lui dire tout ça simplement, il aurait fallu que je puisse recopier le passage tel qu’il est à présent gravé dans ma mémoire — exactement comme mon professeur de français l’avait écrit au tableau et tel que je l’avais retranscrit, moi, avec des majuscules au début de chaque vers pour rappeler que chaque saut à la ligne est important. Les mots de Gautier auraient suffi, je n’aurais pas eu besoin d’ajouter quoi que ce soit. Mais j’ai été obligée de lui expliquer, en espagnol et avec des mots à moi, cette histoire de toiles d’araignées qui pendent des poutres — du coup, ce que j’ai mis dans ma lettre était beaucoup moins joli que le poème de Théophile Gautier, beaucoup plus long aussi, en plus ça ne rimait pas du tout. 

 

C’est très énervant, cette histoire de langue. 

 

Il faut que l’administration de la prison sache tout ce qu’on met dans nos lettres, ils veulent avoir un œil sur tout ce qui se dit entre le promontoire de la Capsulerie et La Unidad Nueve de La Plata. C’est pour ça que nous n’avons le droit de nous écrire qu’en espagnol — aucune autre langue n’est tolérée dans notre correspondance, pas même un simple mot. Ils ouvrent chacune de nos lettres pour inspecter ce qu’elle contient, puis ils voient s’ils veulent bien la laisser arriver jusqu’à son destinataire. Pour cela, ils doivent être sûrs que rien ne leur échappe. Toit, ciel, oiseau, poutres, enfant ou toiles d’araignées — avant de les laisser passer, ils contrôlent. Si ça ne leur convient pas, ils disent : Non. Mais en fait, si quelque chose dans la lettre ne leur plaît pas, ils ne disent rien : elle n’existe plus, voilà tout. Ils la font disparaître à tout jamais, ils la jettent dans un trou noir. Et s’il y a dedans un truc qu’ils ne comprennent pas, alors là, ils lui règlent son compte sans se poser de questions — à La Unidad Nueve de La Plata, ils ne vont quand même pas s’embrouiller avec un dictionnaire. 

 

C’est pour ça que mon père commence toujours ses lettres par des phrases comme : Aujourd’hui, 10 novembre, j’ai reçu ta lettre datée du 2 et postée le lendemain, il attache une grande importance à ce pointage toujours très précis. Lorsqu’au début d’une de mes lettres j’oublie de faire la même chose, il m’interroge, il veut en avoir le cœur net : Tu as bien reçu ma lettre du 14, n’est-ce pas ? L’air de rien, il vérifie qu’aucune de nos lettres ne s’est évanouie en route, que personne n’a disparu dans les bureaux de La Unidad Nueve de La Plata — d’accord, on inspecte tout ce que nous écrivons, mais mon père a trouvé le moyen de vérifier si quelqu’un a été arrêté à la frontière. À sa manière, il fait l’appel.

 

Pour que ma nouvelle lettre passe les contrôles, j’ai dû expliquer comme j’ai pu, en espagnol, le petit signe que nous faisait Gautier — si je voulais que la surprise parvienne jusqu’à mon père, je n’avais pas le choix. Le résultat n’était pas bien fameux, je le sais bien, mais d’une langue à l’autre, malgré les gens qui fourrent leur nez dans ce qu’on s’écrit et ces règles qu’on doit respecter, je crois qu’il en est resté quelque chose.

Nothing but Spider Webs

For some time now, my father has sounded worried in his letters.  In the string of the last few weeks, he only seems more and more uneasy.  He’s gotten the impression that I read a lot less than when I was in Blanc-Mesnil.  He asked me at the start of December: What are you reading now?  In your letters, you don’t talk about your books like before.  Why?

 

To reassure him, I wrote him that we studied a poem by Paul Verlaine in school.  Each student has to recite it in front of the class, by heart.  I know that he really loves Verlaine, since he told me about him in one of his letters.  I was sure that would put his mind at ease.  In the poem I memorized, there’s a roof, the sky above, a bell, and a bird in a tree.  When I put it like that, it doesn’t sound like it’s about anything, but I really loved this poem.  When you read it aloud, it sounds like a song that is very sad, but also very beautiful—which is what I wrote to my father.

 

In the following letter, he told me he was happy I liked Verlaine.  But visibly, my little story hadn’t reassured him enough.  He started by saying learning by heart is good, especially when you do it at your age.  This poem will be part of you now, it’ll always accompany you.  You’ll see, you’ll still remember it in ten years, and probably even later too.  But immediately after, he added, Still, it sounds like you read less than before.  What’s going on?

 

In the following letter, I told him that after the Verlaine poem, we studied another one, by Théophile Gautier—it was called “Noël,” Christmas.  My French teacher chose it because the holidays were approaching.

 

With this poem, I hoped to make him even happier than I had with Verlaine.  Even if I read a little less than before.  He was right about this, even if I didn’t want to admit it.  But I was still making progress with my French authors, since I now knew another one, Théophile Gautier.  I had only read a tiny poem from him, yes, but that still meant a new author, which should comfort him.  We could try to talk about him a little.  Especially since, inside of the poem, there’s a little surprise I wanted to share with him, something the title hadn’t told me would be there.  It’s like Théophile Gautier winked at us, like he sent us a ‘hello’ all the way from his era, a little gesture, a sort of Christmas present in advance.  I was sure that what had surprised me when I discovered it would also make him smile, just as I had smiled when I copied the poem down in my French notebook.  Because in one of the stanzas, he says this:  

 

Pas de courtines festonnées

Pour preserver l’enfant du froid,

Rien que les toiles d’araignées

Qui pendent des poutres du toit.

 

I know that if I sent him this little excerpt from the poem, with those last two lines—nothing but spider webs that hang from the roofbeams—my father would immediately think of the spider we discussed so much, the one I never had, the pet tarantula I dreamed about so much.  Reading it would make him laugh, I’m sure of it.  Plus, once he saw that I was talking about a completely different spider, he might realize I’m not longer mad about the tarantula.  And I would prove I’ve been reading books!  That would make him extra happy.   

 

But to tell him all of that, I would have had to recopy the passage the way it’s been carved into my memory—exactly like how my French teacher wrote it on the chalkboard and how I transcribed it, with capital letters at the start of each verse to remind myself that each line break is important.  Gautier’s words were enough all by themselves, I didn’t have to add anything.  But I had to explain to my father, in Spanish and in my own words. Suddenly, this story of spider webs and roofbeams was much less pretty than the real poem.  It wasn’t the right length, and I couldn’t make it rhyme.

 

No festooned curtains 

To shelter the child from the cold,

Nothing but spider webs

That hang from the roofbeams.

 

It’s very frustrating, this story of language. 

 

The prison administration needs to know everything that we put into our letters, because they want to keep an eye on all that passes between the Capsulerie and La Unidad Nueve de la Plata.  So, we can only write in Spanish—no other language is tolerated, not even a simple word.  They open each of our letters to inspect what it contains, and only then do they decide that they want to let it arrive to the proper recipient.  They have to be sure that nothing escapes them.  A roofbeam can neither be a toit nor poutres, an open sky can’t be a ciel, a bird’s wings can’t belong to an oiseau, a shivering child can’t be an enfant, and silvery spider webs can’t be toiles d’araignées—because before they pass over, they’re controlled.  If it doesn’t suit them, they say: No.  But if something in the letter displeases them, they don’t actually say anything: it just doesn’t exist anymore, and that’s all.  They make it disappear forever, they throw it into a black hole.  And if there is something they don’t understand, they balance their accounts without asking questions—at La Unidad Nueve de la Plata, they’re not going to bother tangling themselves up with a dictionary.

 

It’s why my father always starts his letters with phrases like: Today, the 10th of November, I received your letter dated from the 2nd and posted the following day.  He attaches a great importance to tallying this precisely.  When I forget to do the same thing at the beginning of one of my letters, he asks me about it: You did receive my letter from the 14th, right?  This is our normal: him checking that none of our letters vanished in transit, that nobody made them disappear in the bureaus of La Unidad Nueve de la Plata.  Yes, they inspect everything we write to each other, but my father has also found a way to test if something was stopped at the border.  In his own way, he makes his appeals.

 

For my new letter to pass the controls, I had to explain the best I could, in Spanish, the little gesture that Gautier made for us—if I wanted the surprise to get to my father, I had no other choice.  The result wasn’t award-winning, I know.  But despite all the people who bury their noses in what we write, and despite all the rules we have to follow…

 

I believe that something from the original has stayed in the journey from one language to the other.